Gecko. Le secret du Tupa 3
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Pourquoi était-il si facile d'accepter la présence de ces petits lézards translucides, sur toutes les parois du fare ?
Alors que leur peau transparente laissait deviner l'existence de leurs viscères, l'écoulement de tous ces fluides nécessaires à la vie. Figuraient-ils des petits ex-voto au miracle de la vie, comme autant de petits embryons ventousés au plafond ?
Maeva qui venait de se réveiller d'une sieste agitée, se demandait pourquoi certains animaux nous rassurent et d'autres nous incommodent au point que nous mettons tout en œuvre pour les éradiquer. Les margouillats sont utiles ; ils mangent les moustiques, mais est-ce seulement pour cela que nous sommes des hôtes si conciliants ? Comment pouvons-nous justifier nos choix en matière de cohabitation avec le vivant ? Ces réflexions sur la capacité de l'être humain à s'ériger en force annihilatrice la conduisirent à s'interroger sur les motivations d'un assassin potentiel. Quand passait-on du projet d'éliminer quelqu'un de gênant à la réalisation d'un crime ? Pour défendre quoi ? Des gens qu'on aime ? Une situation financière ? Qu'est-ce qui pourrait l'amener, elle-même, à ôter la vie à une personne ? « Bien sûr, il y a la légitime défense...ou si j'avais des enfants et qu'on s'en prenait à eux... ».
« Mais si quelqu'un risquait de nous ruiner ? Encore faudrait-il que j'ai une fortune, mais supposons… Cela serait-il un motif suffisant ? » « L'honneur ? La carrière ? ». La confusion de son esprit était-elle due au sommeil qui venait à peine de la quitter ou au trouble que suscitaient ces questions, auxquelles, elle n'avait décidément pas les bonnes réponses. Elle frissonna, s'ébroua et décida qu'une bonne douche serait la seule façon de dissiper ses doutes sur la bonté de la nature humaine, car elle n'avait pas le temps de relire Jean-Jacques Rousseau.
Une fois rafraîchie, elle s'installa devant son écran d'ordinateur, enveloppée dans un pareo aux couleurs rassurantes, c'est-à-dire monolithiques et criardes. Le temps de démarrage de sa machine binaire lui permit de donner une appellation adéquate à son projet : elle allait « ficher » la population de Raïatea. L'idée de suivre les traces visqueuses d'un Hoover ou d'un Béria, ne l'enchantait guère… Mais il fallait bien trouver qui était en train d'éliminer des voisins tout en voulant faire croire que les esprits y étaient pour quelque chose. Et puis ces fiches, elle ne comptait pas les utiliser contre les gens. « C'est ce qu'on dit toujours au début », lui glissa une petite voix intérieure. Pourquoi fallait-il que seuls les gens honnêtes soient dotés d'une conscience ? La déontologie avait-elle été créée pour que les criminels aient une longueur d'avance ? Elle hésita un instant, les doigts en suspens au dessus de son clavier, puis se mit à jouer une partition qui lui était inconnue jusque-là. Elle passa l'après-midi à composer une symphonie où les motifs présumés de ses concitoyens pour transgresser la règle primordiale étaient déclinés sur tous les modes, familiaux, professionnels, financiers, amoureux… Il lui fut nécessaire d'avouer, qu'elle ne connaissait pas bien la vie privée des gens qu'elle fréquentait tous les jours. Jusqu'à maintenant, elle s'était refusée à écouter les ragots qui palliaient à l'ennui de certains insulaires. Il était temps de s'inscrire à une session de rattrapage. Sa tante Hina s'imposait à l'évidence comme le coach idéal pour cette mise à niveau, elle qui dans son atelier de couture décryptait les bavardages innocents de ses clients. Les femmes qui pensaient n'y révéler que leurs mensurations repartaient délestées de leurs secrets les plus intimes. Mais cette capacité divinatoire devait certainement s'accompagner d'une déontologie, d'une éthique de l'aiguille, ou une charte de l'ourlet qui empêcherait la couturière de partager ses informations. Tant pis, il fallait que Maeva débobine le fil de toutes ses questions, elle enfourcha donc, son vélo pour rallier l'antre de la pythie tahitienne. Chaque tour de pédalier la rapprochait du bourg d'Uturoa, mais aussi du moment où il lui faudrait avouer à sa tante, qu'elle aussi s'intéressait aux rumeurs et autres réseaux parallèles d'information.
Photo Catherine PICQUE