Jazz et Compagnie. Le secret du Tupa 7

Maeva regardait l'eau du robinet couler sur les assiettes, ses hanches bien calées sur l'évier et le poing serré sur l'éponge dont la mousse dégoulinait.
Elle avait trouvé refuge dans la cuisine pour ne pas laisser éclater sa colère. Ici aussi, la bêtise et le racisme existaient donc...
Depuis son retour de France, elle n'avait pas réalisé combien, il était reposant de ne plus entendre des réflexions sur les "Autres", ceux qui n'étaient pas nés du bon côté de la Méditerranée, qui malgré une révolution n'étaient pas encore des privilégiés à la devise Liberté, Égalité... Pauvre fraternité, qui rétrécissait de jour en jour... jusqu'à en perdre sa majuscule... Elle était si souvent hors d'elle à cause de ces gens frileux qui avaient peur des migrants. Et maintenant, au beau milieu du Pacifique, cela recommençait. Elle était apparemment la seule à s'offusquer des paroles choquantes qui venaient d'être prononcées à table. Ce n'était pas possible, "ils" n'étaient pas comme ça.
"Ne laisse pas couler l'eau, pei !"
La voix chantante de Hina, sa tante la ramena à la quiétude rassurante des tâches ménagères. Hina avait remarqué les larmes au bord de ses paupières et ne savait pas comment questionner sa nièce sans la brusquer. Elle lui proposa de préparer le dessert, pensant que le spectacle des tranches d'ananas couchées sur un lit de glace coco, noyées dans un coulis de goyaviers lui mettrait un peu de baume au coeur. Elle la savait gourmande et toujours prête à s'émerveiller des douceurs tropicales. Leurs mains se croisaient au dessus de la table en un ballet efficace et délicat pour parer les coupes en noix de coco de leurs délices colorés, quand leurs regards se croisèrent. Hina ressentit l'accusation silencieuse et désespérée jusqu'au fond de son âme. Elle ne savait pas ce qui l'avait provoquée, mais une fois de plus, elle savait que sa nièce se sentait étrangère, incomprise...
"On a dit quelque chose qui t'a fait du mal, moi ou Wilfried ?"
"Non, ce n'est pas vous. Mais vous êtes d'accord avec Christopher ?"
"Pour la course de vaa ?"
Sa tante faisait référence à la répartition des équipes de pirogues, sujet de discussion qui avait accaparé les convives une bonne partie de la soirée.
"Non, à propos des noirs qui n'ont jamais rien apporté à la civilisation blanche..."
"Ça ! Tu sais Christopher est américain, il répète ce qu'il a entendu, il ne le pense pas vraiment... »
Maeva répliqua entre deux sanglots : « Mais pourquoi vous le laissez parler ? C'est dangereux, vous ne vous rendez pas compte... »
Hina la serra contre elle, en lui caressant les cheveux. Maeva enfouit son visage couvert de larmes dans la chevelure parfumée de sa tante. Ce contact olfactif ramena la jeune fille à l'époque heureuse et simple où elle était la tamahine de sa « maman-fleur ». Hina était assez différente de sa demi-sœur Tiare, mais elle avait les mêmes gestes pour rassurer une petite fille inquiète.
« Mais non, ce n'est pas dangereux. Ici, on ne traite pas mal les gens différents. »
Maeva savait bien que sa tante avait raison, les habitants des Îles Sous le Vent, n'étaient en rien responsables de la traite négrière, et encore moins de la Shoah, alors pourquoi seraient-ils inquiets simplement parce qu'un invité un peu étroit d'esprit disait quelque chose d'absurde ?
La jeune femme se rendit compte une fois de plus que sa part européenne la condamnait elle à rester toujours vigilante, pour ne pas se sentir responsable de nouvelles dérives. Christopher était coupable à ses yeux, car lui aussi était sensé savoir que les idéologies peuvent devenir meurtrières.
Hina la ramena à la réalité en montrant des yeux la glace qui était en train de fondre. Le spectacle de cet océan sucré, teinté du pourpre des goyaviers, dans lequel des bouées jaunes essayaient de surnager fit naître un sourire sur le visage buté de sa nièce. Les deux hôtesses apportèrent le dessert aux invités et Maeva sut en franchissant le seuil de la terrasse qu'elle avait un allié parmi eux. Cette ancre qui la retenait dans le monde merveilleux, mais parfois si étranger de la Polynésie était son compagnon Désiré. Il était apparemment en train de défendre son point de vue à elle, l'idéaliste de la métropole, devant un WASP dont l'arrogance avait fondu aussi vite que « l'ice-cream ». Le jeune chinois citait les plus grands noms du jazz, décrivait le réconfort moral apporté par ces mélodies héritées des esclaves.
Elle s'assit à côté de celui qu'elle considérait comme son époux, mangea sa glace, et reçut comme le meilleur message d'intégration à la communauté, le frôlement de son genou contre le sien. Le couple finit la soirée blotti dans le canapé dans les plis réconfortants d'un ti fei fei en écoutant du Duke Ellington.
De l'autre côté de la terrasse, on entendait les plaisanteries de Hina qui rangeait sa cuisine en compagnie de son mari Wilfried, qui grillait une dernière cigarette sur le seuil, après le départ précipité d'un homme aux idées périmées. C'était la dernière fois qu'ils avaient vu Christopher, avant que son corps soit retrouvé noyé dans le lagon. Ce n'était pas avec ce souvenir que Maeva allait pouvoir participer à son éloge funèbre le lendemain matin au temple de Raïatea...