Amulettes. Le secret du Tupa 18

Publié le par Catherine Picque

 

Le brigadier Foucher lui avait parlé comme quelqu'un qui n'avait pas eu une vraie conversation depuis des mois, un homme qui ne savait plus ce que c'était d'avoir un ami. Il lui avait confié comme il souffrait de son statut de gendarme popaa qui lui conférait cette transparence caractéristique des étrangers. Parfois, quand il était assis à une table du « Moana », dont le patron accueillait joyeusement des clients, et qu'après un signe de connivence et un coup d’œil jeté dans sa direction, ils se mettaient à parler en Tahitien, il avait l'impression d'être un élément du mobilier, au même titre que l'espadon sculpté qui trônait au dessus du bar. C'était en général dans ces moments-là que son uniforme austral réglementaire se rappelait à lui et qu'il mesurait le ridicule de ses grandes chaussettes blanches qui lui montaient jusqu'en haut des mollets, alors qu'avec un short tout le monde portait naturellement des tongs. A ce moment-là, Maeva faillit lui dire que cet artifice cotonnier, aussi incongru soit-il sous les tropiques, lui avait toujours semblé sexy. Mais elle ne voulut pas interrompre le charme qui avait transformé un représentant de l'autorité en copain de chambrée en mal d'affection. Car même si le fait d'être la compagne demie d'un habitant de Raïatea, et de ne pas appartenir à la maréchaussée l'avait mise à l'abri de ce rejet de greffe vécu par le lieutenant Foucher depuis son affectation dans les Îles Sous le Vent, elle aussi se sentait parfois étrangère à ce monde. En apparence, elle était acceptée, mais elle n'avait pas toutes les clés pour appartenir réellement à cette communauté dans laquelle elle vivait. Le gendarme lui expliquait justement qu'il avait souvent l'impression d'être sur un plateau de cinéma, où les protagonistes se donnaient la réplique suivant un scénario établi à l'avance. Lorsqu'ils s'étaient rendus sur la première scène de crime, ses collègues tahitiens avaient été comme toujours, très professionnels. Ils avaient recueilli les échantillons, les témoignages, puis ils étaient rentrés à la caserne taper leur rapport, enfin tout ce que des enquêteurs criminels sont sensés faire dans ces cas-là. A la fin de la journée en les voyant monter dans leur pick up , il avait eu l'impression qu'ils avaient hâte d'enlever leur uniforme, comme s'il s'agissait de costumes de scène. Le soir venu, les événements de la journée évoqués autour d'une caisse d'Hinano constitueraient les péripéties du script écrit en commun. Alors que pour lui, les dialogues n'étaient jamais écrits à l'avance, ses journées étaient souvent une succession d'improvisations laborieuses et de réflexions profondes sur le sens de tout ce qu'il accomplissait jour après jour. Maeva comprenait ce sentiment d'exclusion, et n'aurait jamais osé parler de paranoïa à propos de cette réaction. Le jeune officier, respira profondément comme après une confession difficile, et reprit son air officiel, pour lui expliquer que c'est pour cette raison qu'il avait commencé à apprendre le Tahitien. Il avait trouvé tout ce qu'il fallait dans une librairie à Papeete, car il ne voulait pas que les habitants de Raïatea se doutent qu'il commençait à saisir quelques bribes de leur conversation. Le soir, avant de s'endormir, il écoutait avec son casque les émissions locales de RFO pour se familiariser avec la prononciation. Grâce à ses entraînements linguistiques, il avait pu saisir la stupeur de ses collègues lorsqu’ils avaient découvert autour du cou de Christopher des plumes jaunes et rouges assemblées comme une amulette et nouées avec un lien de Pandanus. Il était parvenu à isoler le mot « ura » plusieurs fois. Son intérêt avait été croissant quand ses collègues n'avaient pas suggéré de faire des recherches supplémentaires sur ce collier assez incongru sur un américain réputé pour ne pas être féru d'ethnographie… Une fois seul, dans son logement de fonction impersonnel, le gendarme s'était donc empressé de consulter son dictionnaire de Tahitien. Il avait été déçu et frustré par le résultat de ses recherches ; le « ura » était un perroquet rouge et ce terme par extension désignait également son plumage. Il avait donc consulté Internet et appris qu'à part dans une île des Australes, il appartenait aux espèces désormais éteinte. « "Seule, l’île de Rimatara – grâce au respect d’un tabu édicté par sa reine Tamaeva Vahine (1893-1923) – a pu sauver son oiseau emblématique". Sur le site de la Société des Océanistes, il apprit que l'ura-tatae ou plume-ura-executive était effectivement une amulette consacrée aux dieux, dont elle demandait l'aide pour combattre des offenseurs à qui elle était présentée. Ce fut notamment le cas en 1767 quand Wallis et son équipage qui avaient abordé avec le Dolphin à la Pointe Venus, en reçurent une d'un prêtre venu à leur rencontre en pirogue. Christopher aurait donc déclenché la fureur des dieux ou tout au moins d'habitants de Raïatea qui les invoquaient pour lutter contre des « envahisseurs ».

Publié dans Roman policier

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