Tongs. Le secret du Tupa 9

Publié le par Catherine Picque

 

Elle sirotait son thé devant l'édition du jour de la Dépêche. Pour une fois, la photo de la une ne présentait pas de cocotiers arrachés, de voilier au mât brisé, ou de choc frontal entre un truck et une moto… Le cliché était somme toute assez banal : une foule amassée au centre d'un terrain récemment défriché ; une remise de médaille agricole ? Une découverte archéologique ? Une découverte, oui, mais macabre, le corps d'un planteur de Tahaa retrouvé sur une parcelle à flanc de montagne, où il devait attendre les ouvriers chargés de construire une seconde serre pour agrandir son exploitation de vanille. C'étaient eux qui l'avaient découvert, on voyait d'ailleurs leur camion garé en contrebas. Au premier plan, les tongs du défunt émergeaient de la bâche qui avait été jetée sur le corps pour le protéger. Du voyeurisme des vivants ? C'était raté, car un photographe amateur avait trouvé utile d'immortaliser cet honnête agriculteur dans cette dernière pose peu avantageuse. Pourquoi le quotidien avait-il choisi de la publier ? Sans correspondant permanent à Tahaa, la Dépêche avait dû se contenter de ce qu'on lui proposait… Décidément, la déontologie était une denrée rare, même sous ce climat où tout poussait si facilement. Cet article en première page était assez inhabituel, car les décès relatés en première page étaient en général attribués à un requin irascible, un mari jaloux ou des véhicules motorisés hors de contrôle. Il était écrit dans l'article « décès sans cause apparente », ce trépas mystérieux était donc le troisième en un mois dans les Îles sous le Vent, et cela méritait bien, la première page du journal local.

Maeva en était persuadée, c'était le même meurtrier qui avait encore frappé, la mise en scène était de même nature, le corps avait été trouvé dans la montagne pour faire accréditer la théorie des esprits défenseurs de ce fenua tabu. En reposant son bol de porcelaine chinoise, Maeva se disait que le monde est bien fait, ce manque de tact d'un badaud en quête de sensationnel allait peut-être contribuer à prouver qu'il s'agissait d'un meurtre perpétré par un être de chair, et non par un esprit. Car d'esprit, le meurtrier en avait manqué, lorsqu'il avait déplacé le corps du lieu du crime à ce terrain défriché et plein de boue rouge et collante. Voilà pourquoi les tongs du défunt focalisaient l'attention de Maeva, non seulement parce que ces chaussures de plage étaient incongrues sur un défunt, mais surtout parce qu'elles étaient d'un noir immaculé : pas une seule trace de terre rouge. Alors que les curieux présents sur la photo avaient les jambes maculées jusqu'au mollet de cette glaise collante, en raison de la pluie qui avait détrempé la parcelle dépourvue de végétation. Cet indice permettait également d'affirmer que le responsable de ces crimes était forcément un homme, pour avoir la force nécessaire pour porter sa victime et non pas la traîner. Pour continuer à affiner son profil, le mieux était se s'intéresser à sa troisième victime. Son nom était-il-indiqué ? Radinsky, les lettres se balançaient sous les yeux de Maeva comme une valse polonaise, un vertige la saisit. N'était-ce pas ce monsieur si gentil qui leur avait fait visiter sa plantation l'été dernier quand sa cousine Claire était venue en vacances ? Elles l'avaient trouvé très attachant ; un Polonais si reconnaissant à la France de lui avoir donné un bout de paradis en le naturalisant, qu'il faisait sécher ses gousses de vanille sous le portrait de Valéry Giscard d'Estaing, président à l'époque où il était devenu citoyen de « la plus belle démocratie du monde ». Elle se rappelait comme son enthousiasme lui avait mis du baume au coeur, à elle qui avait fui la métropole, car justement elle n'y voyait plus les belles valeurs de la République pavoiser dans la vie quotidienne. Où était la République sociale ? La fraternité était recroquevillée dans le tissu associatif, c'était déjà beaucoup. Mais Maeva ne pardonnait pas à l’État d'abandonner les « citoyens de seconde catégorie », ceux qui n'étaient plus égaux, car ils n'avaient plus la « liberté », la possibilité matérielle d'acheter. La consommation était devenue le leitmotiv de cette société dans laquelle, elle ne se reconnaissait plus. En arrivant en Polynésie, elle s'était aperçue que l'américanisation y était aussi très avancée, mais peut-être par nostalgie de la « Nouvelle Cythère » tant rêvée et imaginée, elle avait décrété, qu'ici c'était différent, que la société traditionnelle entamait une reconquête du tissu économique et social, face à la mercantilisation. Finalement Raïatea, ou plutôt la famille qu'elle y avait trouvé lui avait rendu ses illusions.

Décidément, cet assassin s'attaquait à son petit paradis de façon de plus en plus directe : pourquoi tuer quelqu'un dont le métier est de marier les fleurs de vanille pour que le fruit de cet amour vienne parfumer nos savons et adoucir nos assiettes.

Il faudrait en savoir un peu plus sur la vie privée de ce doux rêveur, planteur et marieur. Le journal précisait que l'enterrement était reporté en raison de la nécessité de pratiquer une autopsie. Il faudrait donc consulter régulièrement le journal pour connaître la date des obsèques.

Publié dans Roman policier

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