Chacun a son Vichyssois, qui vit en soi. Le secret du Tupa 22
/image%2F0871157%2F20210916%2Fob_bea3a2_double-face.jpg)
Maeva ne croyait pas qu'un jour , elle serait parmi ceux qui affirmeraient qu'il fallait distinguer l'homme de son œuvre, elle n'avait jamais relu Voyage au bout de la nuit, découvert pour le bac de français, après avoir appris en Terminale que Louis Ferdinand était antisémite. Elle ne voulait pas être complaisante avec ceux qui avaient des idées fétides, même si leur cerveau avait aussi pu produire des lignes inoubliables de la littérature.
C'était une ligne éthique qu'elle partageait avec sa cousine Claire, qui elle avait vécu toute sa vie en métropole et qui avait porté au lycée des pins "Touche pas à mon pote" et milité dans un syndicat étudiant pendant ses études de Lettres puis avait fait le choix de rester en ZEP, plus longtemps que nécessaire au début de sa carrière de professeur de français.
Et puis cet après-midi, en discutant avec Edgar , elle s'était entendu dire que "lui, ce n'était pas pareil" . En effet, elle avait prêté au pharmacien de Raïatea son exemplaire de Plantes utiles de Tahiti, Raau Tahiti de Paul Pétard, et ce dernier l'avait invitée à boire un café sur le quai pour lui rendre et se faire pardonner de l'avoir gardé plus d'un mois. Ils venaient de passer plus d'une heure à discuter des propriétés de l'eau de coco et du Ti, quand Edgar, lui avait dit que ce qui le chiffonnait c'était ce que la biographie de l'auteur révélait... Elle avait consenti que son milieu conservateur chrétien faisait de lui un catholique intégriste... Mais le pharmacien, soutenait que ça allait plus loin et lui avait lu à haute voix un extrait d'une lettre écrite en novembre 1940 par Paul Pétard à ses parents citée dans la notice biographique qui se trouvait à la fin de l'ouvrage : " Vous avez dû apprendre en effet que Tahiti s'est révolté contre le gouvernement français à l'instigation de l'Angleterre après une campagne politique ignoble au cours de laquelle ont été employés pour remuer les habitants, les plus bas mensonges. […] Le pouvoir a été pris par le clan des frères- des Socialo-communistes et des Juifs, appuyés par les Anglais, qui sont nombreux et puissants. […] Les dirigeants actuels faussent les nouvelles, insultent le Maréchal Pétain et son Gouvernement, bourrent le crâne aux habitants, chose facile avec des insulaires vivant à 18 000 kilomètres. »
Maeva lui avait littéralement arraché le livre des mains et avait eu des sueurs froides, en réalisant que cela faisait des années qu'elle louait l'ouverture d'esprit d'un Pétainiste ! Plusieurs haut le cœur avaient accompagné sa relecture du passage, ses tempes bourdonnaient quand son nouvel ami, lui assenait plusieurs « Tu ne l'avais jamais lu ? ».
Elle se contentait de répéter « non, jamais, je ne comprends pas » et Edgar soulagé de lui confier, « Tu sais, mon grand-oncle a été torturé par Klaus Barbie à Lyon... ». Il avait feint de ne pas remarquer les larmes qui coulaient sur les joues de sa collègue pharmacienne, l'émotion, la confusion avaient été détournées par la propriétaire bretonne du salon de thé, qui était venue proposer une nouvelle tournée de cafés et des crêpes puisque l'heure du goûter était maintenant arrivée. Il avait commandé deux beurre sucre et une bouteille de cidre, à la grande surprise de cette Lorientaise qui n'avait jamais vu le pharmacien et encore moins sa jeune confrère boire dans la journée. La pomme fermentée bretonne, le beurre de Nouvelle-Zélande, et le sucre de canne Otaïti de Tahaa, ayant redonné de la contenance à Maeva.
Edgar la rassura en lui murmurant « Chacun a son Vichyssois qui vit en soi ». Au regard surpris de la jeune femme, il avoua qu'un de ses philosophes préférés était Jean-Paul Sartre… Elle faillit s'étouffer avec sa bolée et s'écria « Lui aussi ? C'est pas possible ! ». Il lui semblait pourtant qu'il avait fait un voyage à Moscou avec Beauvoir en 1954… Edgar lui apprit qu'en 1941 Sartre avait pris le poste d'un professeur juif révoqué par Vichy et qu'après sa rupture avec une jeune femme juive en 1940 Beauvoir avait écrit avec désinvolture "Elle hésite entre le camp de concentration et le suicide".
Il avait conclu « Nos héros nous déçoivent parfois, mais leur travail reste ce qu'il est ».
Le soir, en rentrant au fare, Désiré aperçut dans la poubelle un livre dont la couverture verte lui était très familière, car toujours posée sur la table de chevet de sa femme. Il le récupéra et demanda à Maeva si elle l'avait jeté par erreur. Il eut pour première réponse des sanglots, puis un résumé de l'entrevue avec le pharmacien de Raïatea.
Après un long câlin sur leur canapé Désiré alla chercher le dossier où il rangeait les souvenirs de ses ascendants hakkas en Polynésie et sortit le fac-similé d'un tract anti-chinois signé Paul Gauguin, puis en regardant la reproduction de No Te Aha Oe Riri Pourquoi es-tu fâchée ? qui décorait leur salon, il demanda à son aimée s'il fallait le décrocher.
Désormais, son livre de chevet serait un recueil de poèmes de sa cousine Claire Roche. Elle l'ouvrit au hasard et relut avant de s'endormir "Fétide"
Un guide stupide,
transforme Rachid,
un candide de Port Saïd,
en caïd parricide
et David en Maimonide cupide
Comment rester placide,
devant cette sentence perfide
d' un invalide fétide,
qui dévide des idées putrides
sur le génocide
Avec qui le Cid aurait été apatride
et qui décide qu'il faut s'appeler Wilfried
ou Ingrid, et porter du tweed
Béni soit l’éphéméride
où cette idée sordide
qui oxyde les Alcméonides
fera un bide
Les ides, où tous idem,
nous sortirons indemnes,
de cette lutte fratricide,
de ce Valladolid sordide.
MAAOA
Musée d'Arts Africains, Océaniens, Amérindiens
Marseille
Photo Catherine PICQUE