Confusions.Le secret du Tupa 16

Publié le par Catherine Picque

 

Le banquier était assis derrière son bureau immaculé, sa tenue vestimentaire était aussi irréprochable que l'ordonnancement de sa table de travail. Seul son visage qui émergeait d'une chemise à fleurs impeccablement repassée trahissait une certaine confusion. Maeva était en train de lui exposer son projet d'investissement, elle venait d'hériter d'une somme assez conséquente après le décès d'une tante éloignée de son père et souhaitait l'investir en Polynésie. Elle avait d'abord pensé à investir dans le tourisme ou la pêche, puis lui était venue l'idée d'un placement qui l'ancrerait dans les traditions de ses ancêtres. Elle avait entendu parler de plantations de kava à Wallis et Futuna et désirait y investir son héritage. Elle savait que la consommation était interdite dans l'archipel de la Société, mais pas son utilisation homéopathique, et elle envisageait même à long terme la création d'une micro unité de production pharmaceutique pour la consommation locale. Ce serait pour elle l'occasion de valoriser son diplôme de pharmacienne et de créer des emplois. La perle de sueur qui était apparue sur la tempe d'Edmond à l'instant où Maeva avait prononcé le mot kava avait été rejointe depuis par une multitude de ses sœurs qui formaient maintenant une rigole qui coulait tout le long de sa joue et de son cou hiératique pour aboutir au col de sa chemise détrempée. Ce signe de nervosité était d'autant plus remarquable qu'il régnait dans le bureau une atmosphère climatisée. Maeva continuait son exposé sur son projet agricole et sa portée économique, mais aussi culturelle et communautaire, tout en notant en son for intérieur tous les signes de confusion qui apparaissaient chez son interlocuteur : doigts qui pianotaient sur un dossier, clignements des yeux à intervalles de plus en plus rapprochés, narines dilatées, hochements de la tête répétés… Elle commençait à se sentir mal à l'aise dans son rôle d'inquisiteur, car même si son banquier n'avouait rien, et qu'elle même ne posait aucune question, elle était certaine que son comportement constituait des aveux.

Devait-elle conclure son interrogatoire en faisant des allusions plus ciblées ? Ne risquait-elle pas de le braquer et de l'emmurer dans un silence dénégatoire ? De toutes façons, elle n'avait aucune preuve, et si Edmond allait se plaindre à la gendarmerie pour diffamation ou même harcèlement ? Elle en était à ce stade de ses réflexions, quand la sonnerie du téléphone vint interrompre leur entrevue de plus en plus perturbante. Le banquier réussit à recouvrer un peu de sa contenance grâce au dialogue professionnel et routinier qu'il eut avec sa secrétaire pendant quelques instants. Quand il raccrocha le combiné, son regard n'était plus marqué par l'égarement et la rage que le monologue de sa jeune cliente irresponsable avait provoqués. Il était redevenu un expert du placement, soucieux des intérêt financiers de ses clients : «  Je vais me renseigner, mais depuis l'interdiction de consommation de 2002, le kava n'a plus très bonne réputation, je vais te proposer d'autres investissements… Je vais m'en occuper personnellement. Tu auras bientôt de mes nouvelles... ». Maeva sur le perron de l'agence bancaire frissonnait dans l'atmosphère moite de l'été austral, le ton métallique et froid d'Edmond résonnait encore dans ses oreilles, pendant qu'elle essuyait sur sa robe ses mains qu'un meurtrier venait d'étreindre.

Publié dans Roman policier

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